" Cela fait des années que cette idée ne me quitte pas : je suis né trop tôt. Pour mon malheur, j’ai connu un peu de cette France d’avant. D’avant la bouffonnerie soixante-huitarde, d’avant l’abaissement des frontières et des critères d’attribution de la nationalité, d’avant le relâchement des mœurs, d’avant la permissivité pénale, d’avant l’avènement des petits procureurs de l’antiracisme et du vivre-ensemble obligatoire. J’ai quelques souvenirs d’enfance de cet imbécile mois de mai. Parisiens, mes parents m’emmenaient parfois, gamin de six ans, avec eux dans leurs déambulations pédestres dans les rues de la capitale, presque totalement rendues aux piétons pour cause de pénurie de carburant, de grève des transports en commun. Arrivés dans le Quartier latin, nous regardions les barricades, et les quelques andouilles qui les tenaient, sérieux comme des gardes rouges, ne voyant pas l’absurde de la chose. C’était comme une sorte de zoo sans cages ou enclos. Le boulevard Saint-Germain et les rues adjacentes s’étaient, par la grâce de la bêtise estudiantine, mués en une sorte de grande ménagerie simiesque. Les bonobos du cru allaient et venaient, piaillant des mots d’ordre abscons, les plus doués collaient des affiches idiotes proposant au lecteur des slogans se voulant novateurs. Nous décampions lorsque la police arrivait. Arrivés sur la rive droite, nous entendions les détonations des lance-grenades, des cris.
Gamin, je n’envisageais pas une seconde que ce gigantesque monôme allait dénaturer la nature profonde de mon pays. Comment l’aurais-je pu, moi qui étais fasciné par ce vieux général qui présidait à la destinée de la France ? Je le trouvais rassurant avec son uniforme, son aspect débonnaire, je le voyais comme une sorte de grand-père de tous les Français. Je ne sais pas si c’est une chance, mais je suis né dans une famille où la politique prenait énormément de place. J’accompagnais mon père lorsqu’il collait les affiches, lorsqu’il tractait. Je l’aimais bien ce grand bonhomme de général. On sentait qu’il était d’une autre trempe que tous ces ministres étriqués dans leurs costumes trois-pièces et lorsqu’il parlait, c’était la France qui s’exprimait. Pas celle des calculs politiques, des frileux défenseurs des acquis sociaux, des promoteurs de la grande partouze moderne, mais celle de Fontenoy, d’Austerlitz, de Camerone, de Verdun. Certes, ce n’était pas un roi, mais à sa façon il était le père du peuple français, un homme que l’on ne pouvait que respecter même si on se situait politiquement aux antipodes. Bien sûr je ne comprenais pas tout, mais je voyais bien que lorsque la France se déplaçait à l’étranger elle était accueillie avec la pompe et la déférence déployées pour un hôte de marque.
Lorsqu’à l’occasion de vacances nous descendions en province, en Auvergne, nous retrouvions la famille. J’étais fasciné par les vieux du village, les traits profondément marqués par l’âge, à la tignasse blanchie par les ans, la vêture sombre, toujours alertes, actifs, prompts à la plaisanterie. Je me suis toujours mieux entendu avec mes aînés qu’avec les mioches de mon âge. Quelques-uns mis à part, ils ne m’acceptaient pas, j’étais l’anormal, celui qui les confrontait à ce qu’ils étaient. Comme si un môme qui sait lire couramment et écrire correctement, à son entrée en CP, qui préfère Dumas et Verne à Pif ou Hakim, pouvait devenir quelqu’un de populaire dans ces véritables ménageries qu’on appelle « écoles élémentaires ».
J’ai eu la chance d’aller dans une école primaire à l’ancienne. Le port de la blouse, obligatoirement grise, était de rigueur, de même que le voussoiement. Seuls le porte-plume et la plume Sergent Major étaient autorisés pour tous les travaux d’écriture. Le matin, un élève désigné par l’instituteur devait faire le tour de tous les pupitres afin de remplir les encriers. Et lorsque nous voulions nous venger de la crasse d’un élève à notre endroit, nous glissions discrètement un petit bout de buvard dans son encrier. Le buvard se désagrégeait rapidement et les fibres en suspension se collaient à sa plume, produisant des pâtés qui invariablement lui valaient une punition. Un antique poêle à charbon trônait au milieu de la classe et l’hiver, à tour de rôle, nous devions aller remplir le seau des précieux boulets afin qu’il puisse régner une douce chaleur. Notre première tâche du matin consistait à recopier la morale du jour qui avait été écrite sur le tableau noir. Il s’agissait généralement de préceptes civiques destinés à nous inculquer les règles basiques de la vie en société, de nous faire entrevoir que si chacun a des droits, il a surtout des devoirs et que droits et devoirs sont les deux faces d’une seule et même pièce.
À la fin de la scolarité dans le primaire, en CM1 et CM2, nous avons eu droit à des cours de morale un peu plus poussés. Pour ce faire, d’antiques manuels nous furent distribués. Il s’agissait des « Cours de morale théorique et pratique » dont les auteurs étaient A. Pierre (inspecteur général de l’instruction publique) et Mlle A. Martin (agrégée de Lettres), l’éditeur étant le fameux Fernand Nathan. Si je précise le caractère antique de ces manuels, c’est parce qu’ils dataient de 1912 et que nous les utilisions encore au début des années 70. Je ne saurais dire pourquoi, mais j’ai gardé un souvenir précis de ces deux années à potasser la morale sur ces manuels. Au point, qu’arrivé à l’âge d’homme j’ai couru les bouquinistes pour en acheter un exemplaire.
Mais revenons aux vacances. C’étaient des parenthèses merveilleuses où je pouvais me promener à travers la campagne, entre champs, bosquets et ruisseaux, regarder la nature vivre. C’était aussi la vie de la ferme, avec ses règles oubliées aujourd’hui. Les repas étaient pris à heures fixes, et malheur au retardataire, il écopait du regard désapprobateur de mon grand-père, suivi d’un sec et laconique : « On ne t’a pas attendu ». Le fautif baissait alors la tête et ne pipait mot, se contentant de prendre le repas en route sans demander son reste, heureux de s’en sortir à si bon compte. Je me souviens qu’une fois mon père, qui avait bien passé la trentaine, tenta de prendre part à une discussion entre mon aïeul et ma mère, qui a contrario de ses belles-sœurs, jouissait de sa bienveillance. Il y eut soudain un grand silence, rompu par un glacial « Je ne crois pas t’avoir adressé la parole ». Médusé, je vis mon père se taire, baisser la tête, arborer la mine contrite d’un môme pris en défaut. Je n’en revenais pas. Mon père, cet ancien marsouin de la coloniale qui avait parcouru les Aurès, redevenait un tout petit enfant penaud.
Dieu que j’ai pu l’aimer ce vieil homme, et il m’adorait également. J’étais son petit-fils, celui qui allait assurer la perpétuation de notre nom de famille. Grâce à lui, j’avais le droit de veiller un peu, assis sur un des bancs placés dans la cheminée, de chaque côté du foyer. Je l’accompagnais à l’étable et aux champs, coiffé d’un chapeau de paille et chaussé de bottes un peu trop grandes pour moi. Après son décès, les terres ont été rachetées et le nouveau propriétaire a laissé lentement la ferme devenir une ruine.
Mes parents, modestes commerçants, tenaient une brasserie rue Montorgueil à proximité des pavillons Baltard. À cette époque, ils travaillaient à mi-temps : 12 heures chacun, sept jours sur sept. J’ai grandi au milieu de ce quartier grouillant de vie. La vie allait au rythme des halles. Très tôt le matin les producteurs qui venaient vendre leurs marchandises et les forts envahissaient le zinc. Rapidement les rues étaient encombrées par les véhicules des commerçants venus s’approvisionner. Vers 9h/10h tout ce beau monde prenait le temps d’une rapide pause casse-croûte arrosé d’un ballon de rouquin, histoire de tenir jusqu’au repas de midi. D’autres habitués du comptoir commandaient d’une voix de rogomme une tournée de mêlé-cass.
C’était une Babel en miniature. Les travailleurs qui jaspinaient l’argomuche de leur métier (le louchébème tout particulièrement) se mêlaient aux touristes provinciaux et étrangers venus s’encanailler. Il y avait une foultitude de métiers aujourd’hui disparus tels le rémouleur, le vitrier, le ramoneur, le marchand des quatre saisons avec sa carriole à bras, etc. Le pavage du passage de la Reine de Hongrie était glissant. La graisse des boyaux de porc, que les tripiers avaient mis à égoutter sur les fils tendus entre les bâtiments, se déposait sur le sol. Avec le temps, elle avait fini par imprégner le granit. Du coup, il offrait une patinoire gratuite à tous les gamins du quartier qui s’offraient de belles glissades. Et puis il y avait le hangar du Père la ficelle où les clochards pour la modeste somme d’un franc pouvaient passer la nuit à l’abri des intempéries, assis en enfilade sur des bancs, une corde passée sous les bras, que le maître des lieux dénouait au matin.
Pour autant que je me rappelle, il y avait assez peu d’étrangers et ces derniers mettaient un point d’honneur à vivre à la française. Plus tard, après avoir été évincés du quartier à la suite d’une expropriation pour cause de trou des halles – qui resta béant des années durant – nous migrâmes vers le 9ème arrondissement tout proche, près de la salle des ventes Drouot. Autre quartier, autre ambiance, autres métiers. Il y avait les grisettes, petites mains de la broderie Lesage qui continuent à faire des merveilles pour les maisons de haute couture. Des joailliers qui travaillaient en appartement. Il y avait Enzo, le tailleur sicilien qui ressemblait furieusement à Venantino Venantini, le porte-flingue des Tontons Flingueurs. Il y avait René le garagiste, Daniel qui s’était spécialisé dans la vente d’antiques appareils photos, le bijoutier suisse dont je ne me rappelle que le nom. Et puis il y avait aussi Nékli, le harki, le cheveu aussi gris que ses costumes étriqués qui buvait son ballon de rouge quotidien au zinc parental, une cibiche de gris vissée au bec. Je m’en voudrais d’oublier Nino, le rital, ancien la légion étrangère qui passait son temps à faire le clown pour me faire rire.
Paris à cette époque était une suite de quartiers qui vivaient comme autant de villages. Je pouvais me balader seul, malgré mes 10 ans, dans les rues du quartier. Tout le monde savait que j’étais le fils des patrons de la brasserie. Les îlotiers connaissaient tous les marmots du secteur et avaient le pied leste ou la main lourde si d’aventure nous avions commis quelque connerie de môme. Nos parents en rajoutaient une louche pour faire bonne mesure. Le métro avait cette odeur particulière disparue avec ces bonnes vieilles rames Sprague-Thomson au confort rustique mais qui avaient l’avantage d’avoir des fenêtres qui se baissaient jusqu’à la moitié du carreau. Et puis lorsqu’il faisait chaud l’été, on pouvait ouvrir les portières une fois que le train était lancé à pleine vitesse, la pression des vérins baissant fortement avec l’accélération. La resquille n’existait pas car le fameux poinçonneur veillait. La voyoucratie ne faisait pas la loi dans les stations car il y avait le chef de station qui avait sa guérite sur le quai. Les seuls représentants de la maison Truanderie étaient les pickpockets. Il n’y avait que peu de rues goudronnées, le pavé parisien était roi. Je me souviens de quelques petites rues isolées qui avaient conservé les pavés en bois de l’occupation.
À cette époque on ne parlait pas de tissu social à préserver. Paris était habité par toute une population de petits commerçants, d’ouvriers, d’employés, de retraités. C’était une vraie ville. Bien sûr, elle n’avait pas ces belles façades proprettes que l’on voit aujourd’hui. Bien sûr il y avait des immeubles qui n’avaient pas connu de ravalement depuis la libération, mais tout ce petit peuple trouvait à se loger sans rencontrer de difficultés. Les bistrots, les épiceries, les drogueries, les salons de coiffure étaient autant de lieux où on se rencontrait, où on se racontait, où on commentait l’actualité. Parce qu’à cette époque il y avait de vrais journaux télévisés avec de vrais journalistes qui n’imaginaient pas que leurs successeurs prendraient le public pour des cons. Les correspondants de guerre suivaient les patrouilles des boys au Viet Nam, caméra à l’épaule, essuyant les rafales comme les boys, à des années lumières du cirque médiatique (et toc) des pseudo-reportages de Tempête du Désert, des guerres d’Irak et d’Afghanistan. Certes, la télévision n’était pas en couleurs, on pouvait compter le nombre des chaînes sur les doigts de la main de Django Reinhardt, mais on ne prenait pas le téléspectateur pour une andouille. Il y avait des jeux, jamais abrutissants, mais qui permettaient de se coucher en ayant appris quelques bouts d’histoire, de géographie, etc. Et question culture, quelle chaîne oserait aujourd’hui produire et diffuser à une heure de grande écoute « Les Perses » d’Eschyle ? Quelle chaîne ferait le pari de tourner en décors naturels le « Dom Juan » de Molière, « Cyrano de Bergerac », pièces servies par une brillante distribution ?
La France de la fin de mon enfance fut malheureusement celle du grand bordel tout juste naissant qui émerveillait le bourgeois parisien devant tant d’audace et de liberté. Bedos que je ne porte pourtant pas dans mon cœur avait raillé l’hypocrisie de ces modernes féministes qui commençaient à envahir l’espace hexagonal : « elles portent des minijupes mais dans leur tête, elles sont encore aux crinolines ces connes ! ». Le général était parti, remplacé par un président ayant l’allure d’un président de Conseil Général afin de mieux tromper son monde, car le bonhomme voulait faire entrer la France dans le modernisme, quitte à user de forceps. Les margoulins surent profiter de la brèche et on vit fleurir les cinémas pornos et les sex-shops. L’heure était à la libération des mœurs, à l’amour libre au rejet des conventions bourgeoises oppressives. Même l’Église s’y est mise. Si les projections de diapos niaiseuses sur la vie de Moïse, de Salomon, de David, du Christ ébranlèrent sérieusement mon envie de continuer le catéchisme, les balades crétines de notre curé à guitare finirent le travail. Cette Église n’était pas pour moi. J’attendais de la rigueur, de l’étude et tout ce qu’on m’offrait c’était du gloubiboulga faisant dans le sympa, le tutoiement de rigueur entre nous, avec le prêtre ainsi qu’avec le Seigneur. Tutoyer Dieu, quelle idée ! Moi qui n’arrive toujours pas à tutoyer mes pairs sans le lustre d’une longue fréquentation, je ne comprenais pas comment on pouvait se permettre une telle abomination en rabaissant la divinité au niveau d’une humanité de moins en moins digne et de plus en plus glapissante et ridicule.
Assurément, je suis né trop tôt. J’ai connu, enfant, ce qui restait de la France d’avant. Comment ne pas regretter cette époque lorsqu’on voit le cloaque qu’est devenue la société française ? En grandissant, ce sentiment d’être étranger à cette époque, aux préoccupations de mes contemporains, aux marottes qui agitent le monde politique-journalistique-artistique-intellectuel, n’a cessé de grandir en moi. Je hais ce monde où des mots comme honneur, probité, devoir, ne veulent plus rien dire, mais sont quand même agités sans cesse par une meute de repris de justesse sursitaires continuant, sans vergogne, de briguer mandats et sinécures. Je ne supporte plus cette époque où la pornographie s’affiche à la moindre devanture de kiosque, et jusque dans les écrans de télévision dès que sonne l’heure où les enfants sont censés être couchés mais le sont de moins en moins. Je déteste ce monde où l’inversion des valeurs semble être devenue la règle, où la vertu est raillée, considérée comme un de ces legs honteux d’une époque que l’on aimerait bien voir définitivement enterrée dans le cimetière des valeurs moisies, pour reprendre la formule consacrée des sinistres folliculaires. Je crache sur cette démocratie dévoyée, antre des margoulins de tout poil, marigot chéri des crabes aspirant au pouvoir et qui affectent de paraître des types normaux alors que justement le peuple attend de vrais hommes, nantis de gonades bien attachées, capables de diriger, de prendre les dispositions qui s’imposent même si, nécessaires, elles se révèlent impopulaires. Que de saloperies sont commises au nom de cette soi-disant démocratie, qui d’abdications en renoncements, conduit lentement mais sûrement les peuples vers la dissolution et la ruine.
J’envie les vieux de mon enfance. Ils savaient vivre en attendant que la camarde vienne les visiter. L’époque était encore douce, la France, même si elle se défigurait lentement, avait encore ses accents et assez de son caractère d’antan. On pouvait s’accommoder des quelques désagréments qui pointaient leurs vilains museaux. Ceux de ma génération, à moins d’être acteurs des imbécillités actuelles érigées au rang de dogmes, ne peuvent que souffrir en voyant ce magnifique pays trahi, devenir une manière de caricature du « melting pot » communautariste américain dans lequel chaque groupe de pression ethnique, sexuel, etc. tente d’obtenir des droits particuliers au nom d’une illusoire et inepte égalité réelle. Les mots ne voulant plus rien dire, qui est-ce que cela peut encore déranger, sinon ceux qui ont appris de leurs anciens ? Alors, on se retranche de la communauté humaine qui s’agite autour de nous, on se contente d’être les spectateurs désabusés d’une pièce, mal écrite et mal jouée, sans véritable sens. Et parfois, lorsqu’une journée a été plus pesante qu’une autre, on se prend à trouver que la vie est bien longue. "