Affichage des articles dont le libellé est Académie Française. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Académie Française. Afficher tous les articles

jeudi 10 avril 2014

Alain Finkielkraut vs Bruno Roger-Petit: Le match


" Vivement Robert Ménard à l'Académie française... Et là, ce sera complet question défaite de la pensée..." C'est avec ces mots tweetés qu'un éditorialiste à la petite semaine, Bruno Roger-Petit, a salué l'élection d'Alain Finkielkraut à l'Académie Française, élection qu'il présente comme "une catastrophe intellectuelle et politique".

C'est avec ceux-ci, parmi tant d'autres possibles, que je lui réponds: 

" La pire violence ne naît pas de l’antagonisme entre les hommes, mais de la certitude de les en délivrer à tout jamais. (…) C’est pour avoir voulu faire cesser ce règne que l’Idéologie a plongé l’humanité dans une détresse sans précédent. Son immoralité absolue tient non à son cynisme ou à son machiavélisme mais à la nature exclusivement morale de ses catégories. (…) Son caractère inhumain découle de son désir impatient de fraternité. (…) 

On en concluera que l’humanité cesse d’être humaine, dès lors qu’il n’y a plus de place pour l’ennemi dans l’idée qu’elle se fait d’elle-même et de son destin. Ce qui signifie, a contrario, que l’angélisme n’est pas un humanisme, que la discorde, loin d’être un raté ou un archaïsme de la socialité, est notre bien politique le plus précieux, et que l’excellence de la démocratie, sa supériorité sur toutes les autres formes de coexistence humaine, réside justement dans le fait d’avoir institutionnalisé le conflit en l’inscrivant au principe de son fonctionnement. 

Or nous avons beau être désormais – et avec quelle ardeur! – des démocrates antinazis, antitotalitaires, antifascistes, antiracistes et antiapartheid, nous n’avons pas appris à nous méfier du sourire béat de la fraternité. (…) C’est le tableau enchanté de la sympathie universelle que nous opposons aux xénophobes, aux partisans du repli et aux semeurs de haine. Face au raciste, objet actuel de notre exécration hebdomadaire, nous sommes tous des frères, des proches, des potes. 

On ne peut donc reprocher aux successives générations de l’après-guerre un quelconque défaut de mémoire ou de vigilance. Hitler, nous connaissons, mais c’est hélas pour investir dans l’antinazisme le fantasme totalitaire de la transparence des cœurs et du bonheur fusionnel. Au rêve d’une communauté homogène de sang et de sol, nous répondons par « la proximité excessive d’une fraternité qui efface toutes les distinctions » (Hannah Arendt, Vies politiques). Comme si rien n’avait eu lieu, comme si nulle catastrophe n’avait endeuillé l’époque, la nuit de l’idylle descend à nouveau sur l’humanité. L’amour détrône Polémos, le sentiment envahit l’espace du différend, et remplace l’expression agonistique des opinions par la communion lyrique des personnes. 

Loin donc de défendre la légitimité du conflit contre ceux qui veulent l’abolir, nous devenons peu à peu incapables de concevoir d’autre division que celle – exclusivement morale – qui passe entre « Eux » et « Nous » (…). L’antiracisme nous tient lieu de politique alors qu’il devrait en être seulement la condition préalable. Et c’est au moment où nous nous félicitons d’être, une fois pour toutes, débarrassés de la langue de bois que, rabattant tout antagonisme sur le combat cosmique et schématique de la Lumière contre les Ténèbres, nous la parlons avec le plus d’ardeur. 

Sous l’apparence d’une grande réconciliation avec les idéaux de la démocratie, le politique s’éclipse, la vision morale du monde triomphe une fois encore. Naguère (c’est-à-dire pendant les années CRS-SS), elle puisait ses emblèmes et ses slogans dans l’épopée du maquis. Aujourd’hui, inspirée davantage par le martyre de l’étoile jaune que par l’exemple du partisan, elle s’adosse au génocide juif pour faire régner son terrible sérieux enfantin sur la vie publique aussi bien que sur la culture. En vertu d’Auschwitz et du « Plus jamais ça! », la valeur d’une œuvre réside désormais non dans sa puissance de dévoilement, mais dans l’intensité de son combat contre toutes les pratiques discriminatoires; non dans sa richesse en monde mais dans son aptitude à purger le monde de toute profondeur et de toute indétermination; non dans son ouverture à ce qui est relatif, paradoxal, ambigu, clair-obscur, mais dans le vertigineux simplisme de ses bons sentiments. Des origines à nos jours, les poètes, les penseurs, les romanciers, les cinéastes, les grands compositeurs et les vedettes de la chanson sont investis d’un seul et magnifique mandat: stigmatiser le ventre encore et toujours fécond, déconcer le racisme. Baudelaire, confie, à la télévision, le dirigeant d’une grande entreprise de loisirs, m’a appris la tolérance. Homère, déclare un philosophe antiheideggerien, s’est élevé le premier contre la pratique du génocide. La métamorphose de Kafka disent, en substance, de nombreuses copies d’étudiants est une bouleversante parabole de l’intolérance et de l’exclusion (…). Animés des plus louables intentions, ce patron, ce philosophe et ces étudiants ne laissent rien subsister des auteurs qu’ils révèrent, ni d’ailleurs de la littérature en général, sinon un discours édifiant tenu, d’âge en âge et sous des masques sans cesse renouvelés, par une sorte de Victor Hugo perpétuel. 

La sensibilité contemporaine fait donc jouer à l’antiracisme le même rôle que la vulgate stalinienne à la lutte de classes. Et c’est en invoquant avec une complaisance indécente la Shoah que l’aspiration au conte populaire dépolitise aujourd’hui le débat politique, transforme la culture en image pieuse, et réduit, sans se soucier de la vérité, l’immaîtrisable multiplicité humaine au face-à-face exaltant de l’Innocence et de la Bête Immonde." 

Alain Finkielkraut,  La mémoire vaine (du crime contre l'Humanité), 1992. 

Le jour où Bruno Roger-Petit (et consorts) sera capable ne serait-ce que de penser (pas d'écrire) ainsi et intelligemment de la sorte, peut-être lui accordera-t-on le droit d'apporter les citrons à la mi-temps du match. 

Reconnaissons tout de même à Bruno Roger-Petit cet éclair de lucidité: l'élection de Finkielkraut "sera l'un de ces symboles qui signent la défaite de la pensée de gauche dans la France contemporaine". Dont acte:

Finkielkraut:1 - Roger-Petit: 0

Folie passagère 2224.
D'accord, pas d'accord: atoilhonneur@voila.fr

France, 2019.